"Histoire et épistémologie de l'informatique"
Groupe Afcet, AILF, Creis
Comité technique "Cultures, techniques et organisation"
IUT Paris V, département informatique
143 avenue de Versailles, 75016 Paris
Cette intervention présente une synthèse des travaux du groupe
"Histoire et épistémologie de l'informatique" depuis
quelques années. La réflexion épistémologique sur
l'informatique poursuit les débats à propos de l'automatisme,
de la logique et du calcul, les trois traditions au carrefour desquelles l'ordinateur
s'est développé. Automate, l'ordinateur tend à l'homme
un miroir dans lequel il découvre ses démarches cognitives ; outil
logique, il radicalise l'exigence de rationalisation du langage et du raisonnement
; machine à calculer, il met au service des sociétés humaines
une puissance de traitement qui modifie profondément les activités
d'organisation et de communication. La convergence de ces problématiques
renouvelle leur approche et remet en question des fondements de la science moderne.
Mots-clés : informatique, épistémologie, rationalisation
This paper resumes the works of the "History and epistemology of data processing" work group over the last few years. Espistomologic thinking on data processing continues being debated on automatism, logic and computation, the three traditions in which intersection has helped the computer develop. As an automat, the computer holds out to man a mirror which reflects his cognitive steps ; as a logical tool, it strenghtens the requirements or rationalization of language and reasoning ; as a computing machine, it offers to human species a power of processing which deeply modifies the activities of organization and communication. The convergence of these issues renews the approach to them and questions the bases of modern science.
Keywords : data processing, epistemology, rationalisation.
L'informatique n'a pas surgi par hasard d'un cerveau original : c'est un produit de la société industriel. Elle a hérité de trois traditions techniques : l'automatique, la logique et le calcul.
Automate, l'ordinateur fut conçu par l'homme pour s'imiter lui-même : une sorte de miroir dans lequel il puisse s'observer ; c'est bien là que réside la magie des automates. L'originalité de l'ordinateur est de s'appliquer aux activités intellectuelles qu'on croyait jusqu'alors l'apanage des êtres humains. La recherche sur la cognition en est renouvelée.
Logique est l'ordinateur en cela qu'il hérite des travaux des logiciens du 19ème siècle, ceux qui ont poussé le plus loin l'ambition de créer une méthode de raisonnement et un langage parfaits qui échappent aux ambiguïtés des subjectivités et aux incertitudes des contextes.
Calculant vite et sans erreur, l'ordinateur n'est pas une machine abstraite, mais opérationnelle. Il sert à réaliser de des travaux qu'on peut transcrire en formules rationnelles. Pour profiter de cet atout réputé pour puissance, les hommes ont appris à transformer en calculs de nombreuses activités qui n'en relevaient pas.
La convergence en l'informatique de ces trois traditions ravive les questions épistémologiques. C'est le thème de réflexion privilégié de notre groupe de travail "Histoire et épistémologie de l'informatique" depuis quelques années. La synthèse que j'en propose ici se veut fidèle mais ne peut être que très personnelle, reprenant des apports de conférenciers invités, mais aussi la teneur de nos discussions.
De tout temps, l'homme a cherché à fabriquer des êtres ou des machines qui lui ressemblent, la machine étant définie comme un être artificiel, dont le mouvement et les finalités dont donnés de l'extérieur, par opposition aux êtres vivants, capables de se mouvoir et de se régir eux-mêmes (1).
Les automates, ou machines qui se meuvent elles-mêmes, ont fasciné l'homme, non pas tant parce qu'ils pouvaient le soulager de travaux pénibles (cette idée est relativement récente), mais parce que l'homme pouvait s'y reconnaître, soit en les regardant fonctionner, soit surtout en les fabriquant. La question fondamentale a toujours été de savoir si l'homme était capable de créer des êtres intelligents, et autonomes comme lui, et si ceux-ci ne risquaient pas, un jour, de lui échapper.
Un avatar moderne de cette recherche se nomme cybernétique (2), mouvement savant né des recherches de la guerre et regroupant des spécialistes de disciplines différentes pour la mise au point de servomécanismes. Les cybernéticiens se sont efforcés de concevoir des machines qui se "gouvernent" elles-mêmes, et, en en interprétant les êtres vivants comme des machines complexes auto-régulées (3), se sont servis de leurs automates pour tenter de comprendre hommes et sociétés. De nombreux savants qui se sont illustrés par la suite par leurs activités novatrices ont été mêlés de près ou de loin aux conférences fondatrices de la cybernétique. Bien que celle-ci soit tombée en disgrâce depuis quelques années, nous lui devons un ensemble d'idées nouvelles et de concepts, notamment la notion de régulation, l'accent sur l'importance de l'information (l'idée d'une société de l'information en découle), le développement ultérieur du concept de système, etc.
Le fondateurs de l'informatique (Turing, von Neumann...) ont eu des contacts avec la cybernétique, mais ils s'en sont séparés par leur intérêt pour les machines digitales (alors que les cybernéticiens étaient orientés vers les machines analogiques) (4), et par des visées plus opérationnelles tandis que les cybernéticiens se laissaient entraîner à de vastes réflexions, élucubrations disent certains, à propos de l'homme, de la société, de la culture, etc.
Le domaine des recherches qu'il est convenu d'appeler "intelligence artificielle" ou IA poursuit en partie les buts de la cybernétique, en s'efforçant d'imiter ou de simuler (5) les comportements intelligents humains. Cependant, on y retrouve deux orientations antagonistes : une recherche fondamentale, visant à mieux comprendre l'homme en tentant de simuler ses comportemental, une recherche appliquée aux ambitions plus prosaïques visant l'efficacité (les systèmes experts notamment).
On peut donc parler de l'informatique comme "science de la connaissance", non parce qu'elle permet d'emmagasiner et de diffuser (toutes) les connaissances (comme on le dit parfois), mais parce que, pour simuler les activités intellectuelles humaines, elle est amenée à les mieux connaître ; d'où le développement des "sciences cognitives" don Daniel Andler (6) nous a exposé les promesses. D'ailleurs, avec l'informatique, les méthodes de simulation progressent dans la recherche scientifique : de plus en plus, pour comprendre un phénomène, on cherche à le reproduire.
La tendance à imiter le cerveau s'actualise notamment dans le domaine des "automates neuronaux", qui s'inscrit dans la lignée des recherches des biologiques Mc Culloch et Pitts, qui furent associés aux travaux des cybernéticiens. Un automate neuronal est un circuit caractérisé par les liaisons entre ses éléments, plus ou moins compliquées (à sens unique ou réversibles, avec seuil ou non...). Un tel circuit, défini a priori, est susceptible d'établir, après quelques temps de fonctionnement, une configuration relativement stable qu'on peut, avec un peu d'imagination, assimiler à un apprentissage. Ces automates savent résoudre certaines problèmes spécifiques comme la reconnaissance des formes ou le traitement d'objets polysémiques, mais ils se heurtent au mur de la combinatoire et buttent encore sur les questions d'interface, selon Gérard Verroust (7).
L'ensemble de ces recherches a fait évoluer les modèles scientifiques : dépassant le modèle mécanique univoque, vers un modèle régulé plus complexe, mieux adapté à la biologie et centré sur la notion d'organisation. Enfin, la réflexion sur l'autonomie (caractéristique du vivant) a fait émerger de nouveaux concepts, tels que l'organisation par le bruit (8).
Par ailleurs les recherches en IA, notamment à propos de la compréhension du langage naturel, ont dévoilé la richesse et la subtilité de l'aptitude humaine toute ordinaire à parler. L'IA, affirme Jacques Pitrat (9), pèche par hypothèse implicite qu'un programme sachant résoudre des problèmes difficiles pour un homme, saura de facto résoudre les problèmes apparemment triviaux. L'analyse du langage en est un bon exemple car la compréhension s'appuie non seulement sur la compétence linguistique mais aussi sur un apprentissage de l'interactivité sociale acquise dès la prime enfance. Un des enjeux majeurs actuels des sciences cognitives est l'accès aux connaissances : reconnaître la part des structures cérébrales et de l'imprégnation (des événements et des expériences) dans la formation de l'intelligence humaine, et concevoir un modèle qui intègre ces deux éléments, tout en expliquant les processus de l'invention, cette faculté de bouleverser brusquement une organisation cognitive en la confrontant à une donnée inattendue, hétérogène, souvent originaire d'un autre niveau de pensée.
Ce qui est remarquable, c'est que plus on progresse dans la simulation et la connaissance des activités de compréhension, plus celles-ci se révèlent complexes et inaccessibles, comme le montre Alain Lecomte (10) à propos de l'analyse de deux textes historiques portant sur le même thème. Partant des mêmes données, ils aboutissent à des conclusions contradictoires, malmenant apparemment la logique : comment en rendre compte ?
La logique a pour objet fondamental d'étudier les moyens de raisonner en recherchant la justesse. Or nous ne pouvons pas raisonner sans langage et l'expérience la plus commune manifeste à la fois l'immense pouvoir de compréhension du langage et ses profondes ambiguïtés. Voilà pourquoi on ne peut dissocier l'étude de la logique de celle du langage.
Le langage sert à la fois à représenter le monde et à communiquer. De ces deux opérations, aucune ne prévaut sur l'autre. Fondées sur le langage, aptitude humaine à parler, les langues naturelles sont élaborées de façon continue par des collectivités vivantes. L'enfant découvre sa langue dite maternelle comme une technique de vie qu'il observe et pratique en agissant avec son entourage. La langue est donc transmise à chaque être humain au cours de son expérience, mais par ailleurs elle est sans cesse modifiée et remodelée par les actions sur le monde et les interactions d'une société parlante.
Lorsqu'une langue représente la "réalité", elle n'en fait donc pas une copie neutre et objective ; elle l'interprète en fonction des connaissances de l'histoire, des désirs et des projets de la collectivité qui la parle. Il suffit de comparer plusieurs langues pour s'en convaincre.
En effet, au delà de la simple désignation d'un objet unique par un nom (propre), lorsqu'on "dénomme", c'est-à-dire qu'on rassemble sous un même nom (commun) un certain nombre d'objets auxquels on reconnaît une ou plusieurs caractéristiques communes, on se libre à une activité classificatoire qui organise la réalité. Notre "représentation du monde" est donc une sélection culturelle. Nous n'avons pas d'accès direct au monde, nous l'appréhendons toujours à travers notre culture et notre expérience, chaque culture ou sous-culture se dotant d'une langue qui lui permet de répondre aux questions qui se posent à elle.
Cette médiation sociale entre le monde et le langage entraîne des fluctuations telles que tout message doit être interprété : chacun sait que les langue ordinaires prêtent souvent à confusion, parce qu'elles sont infiniment modulables, le problème venant essentiellement de la "référence", c'est-à-dire de la relation entre la réalité et sa représentation, entre le signifié et le signifiant.
On a donc depuis longtemps cherché à élaborer une langue non ambiguë, plus "objective", indépendante des circonstances et universelle ; c'est le but de la logique. Dès le 4eme siècle avant J-C, Aristote avait fondé la logique formelle sur le syllogisme. au 19erme siècle, des logiciens choisissent la voie des mathématiques, que connaît bien Bernard Jaulin (11). Tandis que Frege et Russell s'efforçaient de créer une langue pure, débarrassée de tout faux problème en isolant d'une part le traitement formel des signes et d'autre par les considérations de sens, ou de référence au monde, repoussant à la fin du traitement l question de savoir s'il existe un "x" qui vérifie la fonction résultant du calcul. David Hilbert, le vrai fondateur des mathématiques modernes, adoptait un point de vue "formaliste", par lequel l'activité mathématique se ramène intégralement à une manipulation réglée de symboles dans laquelle la forme seule intervient, à l'exclusion du sens.
Pourtant, en 1931, Kurt Gödel (12), puis Church, montrèrent que le programme de Hilbert est irréalisable dans son intégralité : les fameux théorèmes d'incomplétude démontrent que, dans n'importe quel système, aussi formalisé qu'il soit, il existe toujours au moins un énoncé indécidable : tout système a besoin de chercher des références à l'extérieur de lui-même, le formalisme intégral est donc inaccessible.
Celui qui incarne le mieux, dans sa vie et dans ses oeuvres, les dilemmes de cette époque, est dans doute Ludwig Wittgenstein. Inventeur des tables de vérité, il écrivit au cours de la guerre 1914-1918 son fameux "Tractatus logico-philosophicus", qui rejette comme faux problème tout ce qu'on ne peut pas décider formellement. : "Tout ce qui peut être dit peut être dit clairement; et ce dont on ne peut parler, il faut le taire". Mais plus tard, après avoir délaissé l'Université, enseigné plusieurs années comme instituteur, pratiqué des activités diverses dont de longues retraites solitaires, il revint à la philosophie, enseignant des théories qui réhabilitent le langage ordinaire. Il recommande de chercher dans le langage lui-même les solutions aux questions sur le langage, même s'il s'avère apparemment incompatible avec les exigences de la logique. Dans on petit opuscule posthume intitulé "De la certitude" (13), il montre comment des certitudes acquises au cours de l'expérience quotidienne, éclairée par les interactions linguistiques en langue naturelle, gisent au font de toute démonstration scientifique.
C'est dans cette perspective de recherches que naît l'informatique, "une manifestation de la logique", dit Daniel Andler (6). Les ordinateurs, issus des recherches des mathématiciens et logiciens, ne peuvent traiter que des écritures, comme répète Didier Vaudène (14), écritures dont la référence au monde est comme mise entre parenthèses ou passée sous silence.
Jacques Arsac (15) a théorisé cette hypothèse pour l'informatique, qui n'est une science, selon lui, que si on distingue la forme et le sens d'une connaissance, l'informatique ne traitant que la forme à l'exclusion du sens. Il propose donc ce schéma, dont l'intérêt est de bien circonscrire le domaine de l'informatique :
Il conviendrait cependant d'ajouter à ce schéma le "réel"
(ou réalité), inféré mais non connu, car nos connaissances
ne sont qu'une représentation de la réalité. La formalisation
est en quelque sorte un deuxième niveau de représentation qui
consiste à cire nos connaissances sous une forme qui se prête à
la manipulation réglée de symboles, à l'exclusion de toute
interprétation.
Les chercheurs en Intelligence artificielle cependant, butent sur cette limitation car les activités intelligentes qu'ils tentent de simuler se laissent difficilement dissocier en traitements formels et référence au monde : la plupart des opérations intellectuelles s'orientent et se simplifient en se référant aux objectifs hiérarchisés, aux constants du bon sens, etc. "Le traitement de l'information, tel qu'il est mis en oeuvre en informatique, ne retient qu'une toute petite partie des sens que ces mots ont dans le langage courant", dit Monique Linard (16).
Les recherches les plus avancées en informatique nous conduisent donc à des questions analogues à celles de Wittgenstein : inéluctablement, il faudra considérer le fondement du langage ordinaire pour rationaliser les raisonnements au lieu de se satisfaire d'en étudier les seuls aspects formalisables. Dans cette démarche exigeante, l'ordinateur nous offre à la fois le motif pour nous livrer à des recherches ardues et complexes (pour profiter de toute sa puissance, il faut en passer par là), et un moyen de valider la rigueur des opérations programmées (ne dit-on pas que l'ordinateur est un censeur impitoyables de toutes les ambiguïtés et inexactitudes ?). Après avoir subi, et sans doute mérité, les reproches de simplification outrancière, de morcellement de la réalité et de rigidité, l'informatique nous incite à restituer, d'une façon ou d'une autre, la globalité des démarches intellectuelles; sa,s éluder les médiations linguistiques et sociales qui les sous-tendent.
Les premières machines à calculer sont nées au 17eme siècle avec Schickard (1623), Pascal (1642) et Leibniz(1673). "Seuls les esprits hors du commun, remarque Jean Marguin (17), pouvaient s'affranchir de la distinction entre les "arts libéraux" qui restaient le domaine des spéculations théoriques et des "arts méchaniques" où le clerc ne devait pas se salir les mains".
Cette distinction doit encore nous aveugler, car Pierre Lévy (17) remarque qu'on omet souvent d'associer les noms des physiciens à ceux des mathématiciens comme inventeurs de l'ordinateur. Si Babbage (1837) est justement célèbre pour avoir rassemblé plusieurs idées qui seront à la base de l'ordinateur (le programme préétabli sou forme de carton perforé, le choix entre deux procédures en fonction du résultat d'un calcul et la réduction des calculs à un ensemble d'opérations élémentaires), il n'a jamais pu réaliser ses machines, la technologie restant trop sommaire ; il se fâcha d'ailleurs avec son mécanicien. Même si le concept de calculateur universel n'est théoriquement pas astreint à l'électronique, il fallut cependant attendre la conjonction de la théorie booléenne de la numération binaire et de l'électronique pour qu'on parvînt à construire des machines qui servent et qui prolifèrent.
Il convient donc d'insister avec Jérôme Ramunni (19) sur le fait qu'un ordinateur n'et pas une machine mathématique abstraite, mais une machine physique, donc soumise aux limitations spatio-temporelles. L'informatique est d'abord, comme le plaît à le rappeler Paul Namian (20), une science applique, que le philosophe Ali Klic (21) propose de dissocier, considérant que l'informatique est un terme générique qui regroupe en réalité plusieurs disciplines scientifiques et techniques. Ce débat sur la définition de l'informatique comme science n'est pas tranché. A J. Arsac qui fonde la science informatique sur le traitement d'une information formalisée, débarrassée de toute signification (15), Jean-Louis Le Moigne oppose une autre définition des sciences nouvelles, selon lui fondées sur un projet et non sur un objet (22). D'ailleurs Pierre Mounier-Kuhn relève les hésitations du CNRS à trouver la place de l'informatique (23) tandis que Eric Batard pense qu'on ne peut pas comprendre l'informatique sans faire appel au concept d'utilisation (24). C'est à son opérationalité et à son universalité que l'informatique doit son importance économique et sociale.
Alors, à quoi sert un ordinateur ? Selon les époques, dit Pierre Lévy (18), cette machine a eu plusieurs images : d'abord calculateur, puis ordinateur, avant de devenir, en liaison avec les télécommunications, communicateur.
Le calcul est une très ancienne tradition. Il semble qu'il soit antérieur à l'écriture, les premiers textes retrouvés servaient probablement à garder mémoire des comptes, dans des sociétés au pouvoir centralisé. Dans sa magistrale histoire des chiffres, Georges Iffrah (25) montre comment les besoins de l'administration sont stimulé les inventions du calcul. "Le pouvoir est au bout des nombres" titre Jean-Pierre François (26). "Collecter les impôts, lever les armées, contrôler les populations" sont des objectifs qui ont sous-tendu le développement des statistiques dès le début de l'ère industrielle. D'ailleurs, la première machine électro-mécanique don l'emploi servira de référence (le recensement des USA de 1890) sera commercialisée par une firme créée par Hollerith et qui deviendra IBM en 1924.
Les avis divergent sur les raisons du développement des calculateurs électroniques. Est-ce la découverte d'une technique adaptée qui a permis enfin de répondre à des besoins de calcul préexistants ? Ou bien, l'absence de besoins a-t-elle ralenti ou freiné une offre technique virtuelle, comme le prétend Marguin (17) ? On peut aussi penser que les premières machines ont répondu à un besoin important : comme le souligne J-P. François (26), jusqu'au milieu du 20eme siècle, le traitement manuel a soutenu la comparaison avec les machines. A notre époque en revanche, la formidable offre de calcul déborde la demande et se révèle une incitation permanente à résoudre par le calcul des problèmes qui, auparavant, relevaient des relations sociales, ou de la culture, ou de l'art.
Les inventeurs universitaires des premiers calculateurs ont profité de la guerre pour accélérer le développement incertain de leurs créations, en suscitant la confiance d'hommes politiques en des techniques qui n'avaient pas encore fait la preuve de leur fiabilité. Ce faisant, ils ont misé sur l'avantage décisif que pouvaient donner à leur pays des machines capable de décrypter les codes ennemis comme l'Eniac (26). A notre époque, malgré quelques voix discordantes, l'ordinateur reste perçu comme une arme incontournable de la guerre économique. L'analyse des publicités montre que l'image la plus fréquente de l'ordinateur est celle d'une arme, image qu'on s'efforce de plus en plus de dissimule derrière des clichés de nature (arbre, animaux sympathiques ou pacifiques...) ou de convivialité. Mais l'idée de puissance réapparaît à la première occasion.
Après la fin de la guerre, les calculateurs se trouvent en panne de diffusion jusqu'à ce que la représentation "décimale codée binaire" donne l'opportunité de les utiliser pour des applications autres que l calcul. La gestion en deviendra le principal débouché. C'est à cette époque (1956) que les Français inventent le mot "ordinateur", reprenant un vieux mot français, signifiant celui qui règle, qui met en ordre, qui organise les cérémonies, puis le concept d'informatique (1962) qui renvoie à la notion de traitement rationnel de l'information.
L'ordinateur intervient alors dans l'organisation de la société, pour y introduire de la rationalité et de l'ordre. On ne peut s'empêche d'y voir une résurgence de ambitions du Père Dominique Dubarle (27) à propos des machines à gouverner. Certes, on n'a jamais vu de machine à gouverner, et les informaticiens, réalistes et opérationnels, peuvent se gausser des utopistes cybernéticiens. Pourtant, l'informatique est une aide précieuse pour les gouvernants. A l'époque des gros systèmes de gestion centralisés, les informaticiens furent souvent accusés de vouloir imposer, à travers l'automatisation des procédures administratives, puis des processus de décision, une rationalité logico-mathématique pas toujours adaptée aux réalités économiques et sociales. C'est en particulier l'analyse de Claire Lobet (28) e de Francis Pavé (29), attentifs aux dysfonctionnements des systèmes de gestion informatisés. S'il est évident que l'informatique évolue et que la flexibilité des petits systèmes remédie à beaucoup des inconvénients des gros systèmes centralisés, il n'est pas sûr que la volonté de rationalisation ne s'impose pas encore, non de la part des informaticiens, mais plus largement de ceux qu'il est convenu de nomme technocrates et qui incarnent l'idéal de notre société, celui de la Raison, issue de la philosophie des Lumières.
L'ordinateur devant être programmé, n'agit pas tellement dans l'ordre du "faire" que dans celui du "faire-faire". De tout temps, celui qui a su expliquer ce qu'il fallait faire a dominé celui qui faisait. Il convient de prendre la mesure de cette observation, non pour dénoncer un "pouvoir démoniaque" qu'assiste l'informatique, mais pour comprendre à quel point elle sert le projet rationalisant de l'ère industrielle. Pour faire-faire, l'objectivation est incontournable. Il faut clarifier et expliciter les options, et le décalage dans le temps qu'implique la programmation informatique conduit à fixer les choix avant qu'ils ne soient confrontés à la réalité. L'analyse que nous a proposée Evelyne Volpe à propos des bases de données urbanistiques (30) montrait que le découpage de l'espace, qui paraît a priori très simple, s'avère en contraignant, mettant en lumière certains phénomènes et en occultant d'autres, si bien que les urbanistes on dû renoncer à un système d'information universel au profit de sous-ensembles conçus en fonction des finalités restreintes. Nombreuses furent nos réflexions concluant sur l'utopie d'une rationalisation radicale aux prétentions objectivantes et organisatrices.
La plus récente image de l'ordinateur comme machine à communiquer semble mettre en cause ces ambitions souvent considérées comme dépassées. Certains opposent à cette visée rationalisatrice une nouvelle société de l'information ou de la communication, conviviale et universelle. Cependant, on peut s'inquiéter de la dérive d'une notion de communication qui signifie de moins en moins un échange au sein d'une relation entre des individus pour se présenter comme technique.
Jürgen Habermas (31) réagit à cet égard dans sa théorie de l'agir communicationnel. Reprenant l'analyse de la théorie critique de l'Ecole de Francfort, il déplore que la rationalité instrumentale, adaptée à l' "agir téléologique" (ensemble des activités visant un objectif défini), a envahi toutes les activités humaines : la recherche de l'efficacité dans la réalisation d'objectifs a pris le pas sur le choix des finalités et de buts, choix qui requiert du jugement. Or les décisions politiques, qui orientent l'action collective, doivent être élaborées à travers l'argumentation. L'ensemble des activités qui y contribuent, que Habermas nomme "agir communicationnel", ne relèvent pas de la rationalité instrumentale, car il ne s'agit pas d'atteindre un objectif prédéfini par l'un des acteurs, mais de parvenir à un accord le plus harmonieux possible. Y appliquer une rationalité instrumentale, dans le but de faire triompher leur point de vue, sans pour autant se donner la peine de faire valoir de meilleurs arguments, introduit la manipulation dans un domaine où devrait dominer la négociation. Cependant, il n'est pas simple, voire impossible, de construire une logique universelle de l'argumentation, car les significations sont élaborées culturellement, par des collectivités parlantes, dont les valeurs et modes d'argumentation sont parfois inconciliables. Peut-on faire triompher l'idée d'un fondement commun minimum ? Pour Habermas, c'est peut-être utopique, mais il n'y a pas de solution hors de cette recherche.
* * *
Ainsi, la filiation multiple de l'informatique en fait une discipline carrefour,
qui pose à la société, et à la science en particulier,
des questions complexes et vitales. L'informatique renouvelle l'approche de
l'étude de la cognition, elle pose de façon cruciale la question
du raisonnement et du langage qui est au centre de toute démarche scientifique.
Enfin, par ses multiples applications dans les activités sociales de
gouvernement et de communication, elle nous interroge sur les relations entre
la connaissance et l'action, et sur les différents modes d'action.
Or il me semble que se dégage des trois problématiques liées aux trois traditions où s'origine l'informatique, une même question. Si les automates ne parviennent pas à imiter les aptitude humaines accessibles aux moins doués d'entre les hommes alors qu'ils résolvent mieux que quiconque certains problèmes sophistiqués, c'est que le formalisme sur lequel ils se fondent n'est pas le socle sur lequel le cerveau bâtit son savoir et son savoir-faire. Si le fondement de la logique requiert in fine la sollicitation du langage ordinaire et de l'expérience de la vie quotidienne en société pour construire les démonstrations, c'est que le formalisme n'est pas l'assise de tout raisonnement. Si l'utilisation de l'informatique au profit de la gestion et de l'organisation du monde, voire de la communicative, manifeste de multiples dysfoncions, c'est qu'il faut remplacer l'hypothèse d'une rationalité univoque par celle d'une tension entre des logiques hétérogènes.
Les fondations de la construction technico-scientifique se révèlent insuffisantes, et le formalisme est mis en cause dès qu'il se veut intégral. Si cette mise en parenthèse du sens pour se concentrer sur le traitement de la forme pure a fait la preuve de son efficacité comme fondement de la science moderne et dans de nombreuses applications industrielles, elle paraît bien en bloquer les progrès ultérieurs : ne serait-ce pas une impasse ? Pour s'en échapper, il faudra sans doute apprendre à en reconnaître l'intérêt limité et le risque fondamental. Mais cette exploration de terres nouvelles est particulièrement ardue car la distinction du sens et de la forme repose sur une base culturelle très profonde : la séparation de l'âme et du corps, de l'esprit et du cerveau, de la connaissance et de l'information. Nous sommes tellement habitués à penser en ces termes qu'il nous est difficile d'en imaginer d'autres.
Pour Antoine Picon (32) l'informatique, en réunissant calcul et logique, apporte une inflexion culturelle significative. Elle intervient dans un monde où resurgit la focalisation sur les évènements (ou bifurcations), après des siècles pendant lesquels la science s'est centrée sur les régularités. Pour lui, la spécificité de l'informatique est son aptitude à manipuler les occurrences, à hiérarchiser les représentations, à gérer des systèmes de logiques hétérogènes... Ces potentialités incitent à réinsérer le social dans les processus technologiques.
L'informatique révèle les limites de la science, sans doute parce qu'elle concrétise idéalement ses visées objectivantes et opérationnelles. Mais corollairement, on peut penser qu'elle apporte des moyens pour gérer la complexité engendrée par la prise en compte d'un réel inaccessible, que nous ne pouvons saisir qu'à travers des représentations précaires, fondamentalement variables dans le temps et dans l'espace.
NB : Les dates situent les interventions des auteurs dans le groupe
"Histoire et épistémologie de l'informatique"
(1) Le groupe de travail a contribué aux définitions du chapitre "Epistémologie de l'informatique" du "Thesaurus Informatique et société" que le Creis a réalisé avec l'aide du ministère de la Francophonie et de l'Afcet. La première version a été publiée dans le Bulletin de liaison du Creis, no 109, mai 1992.
(2) L'histoire de la cybernétique est développée dans les Cahiers du Crea, notamment dans le cahier no 7.
(3) Il convient à ce propos de distinguer :
- le mécanisme, ou combinaison d'organes destiné
à exécuter un mouvement dont il reçoit l'ordre, comme les
machines à écrire ou à coudre ;
- l'automatisme implique que la machine soit capable d'enchaîner
plusieurs opérations sans intervention humaine ; l'enchaînement
est inscrit dans un "programme" tel que le carton des métiers
à tisser Jacquard;
- la régulation est le fait des machines comportant
un mécanisme capable de modifier le programme en fonction des résultats
de son action.
(4) Les oppositions entre les cybernéticiens et les informaticiens ont été abordées par Philippe Breton le 25 mars 1987 et dans son "Histoire de l'informatique", Paris, Seuil, 1990.
(5). Imiter : faire comme, de la même façon. Simuler : chercher à obtenir le même résultat, sans imiter les procédures.
(6). Daniel Andler , 9 avril 1991 : Les sciences cognitives et aussi "Le cognitivisme en question" Cahiers du Crea, no9, pp 7-106.
(7). Gérard Verroust, 12 novembre 1989.:Les automates neuronaux, histoire et perspectives
(8). Henri Atlan : "Entre le cristal et la fumée, essai sur
l'organisation du vivant", Seuil,
Paris, 1979. Les buts assignés à une machine sont inscrits dans
sa structure (ou organisation). L'autonomie serait caractérisée
par la possibilité, pour un organisme, de modifier sa propre structure
(donc ses buts), en intégrant le bruit, autrement dit les données
non prévues dans son fonctionnement normal.
(9). Jacques Pitrat, 14 mars 1994 : L'IA à l'aide de l'IA
(10). Alain Lecomte , 13 février 1992. "Critique des représentations du raisonnement à propos de l'analyse des textes d'histoire" pp. 44-63. cf. aussi "Le marmot et la mamelle", Actes du colloque Creis, "Représentation du réel et informatisation", St Etienne, mai 1988.
(11) Bernard Jaulin, 6 avril 1990 : "Quelques aspects du calcul en logique".
(12) Daniel Lacombe, 11 mai 1989 : Le théorème de Gödel peut-il aider à penser les limites de l'informatique ? Cf aussi. "Le problème du fondement depuis Gödel". Les études philosophiques, oct-déc.? 1969.
(13). Ludwig Wittgentsein "De la certitude". Gallimard, Paris 1976.
(14). Didier Vaudène :
15 déc. 188 : L'informatique et l'écriture
13 juin 1991 : Tous les traitements d'information sont-ils
réductibles au calculable ?
14 mai 1992 : La question de la représentation
Didier Vaudène a publié une thèse sur les fondements de
l'informatique.
(15) Jacques Arsac. 15 oct. 1992 nous lui avions demandé de nous présenter le point de ses réflexions sur la science informatique.
(16). Monique Linard , 6 déc. 1989 : "Quels rapports entre l'informatique et les Qu'a à voir l'informatique avec les sciences de la cognition ? " Cf. aussi "Eurytos, ou comment un homme est-il égal à 666 ?". Actes du colloque Creis, op. cit. (10). pp. 187-204/
(17). Jean Marguin , sept. 1988. "Les débuts du calcul mécanique ou la transgression d'un tabou".
(18). Pierre Lévy. 9 fév. 1990 L'invention de l'ordinateur . Cf. aussi "Temps réel et simulation", Culture technique, no spécial "L'emprise de l'informatique" no 21, pp. 246-53.
(19). Jérôme Ramunni :
20 avril 1989 L'histoire de l'ordinateur
10 déc. 1992. La ou les culture(s) informatique(s)
Cf. aussi "La physique du calcul, Histoire de l'ordinateur".
Hachette, Paris 1989.
(20). Paul Namian, 9 février 1989. Le concept d'information
(21). Ali Kilic : 9 nov. 1990. La place de l'informatique dans la classification des sciences.
(22). Jean-Louis Le Moigne. 7 février 1991. "La fondation des sciences nouvelles, en fonction d'un projet et non pas d'un objet". cf. aussi : "La science informatique va-t-elle construire sa propre épistémologie ?". Culture technique, op. cit. (18), pp. 16-31.
(23). Pierre Mounier-Kuhn : 11 avril 1991 . "La reconnaissance de la science informatique au CNRS".
(24). Eric Batard, 12 nov. 1992 "Prolongements autour du schéma de J. Arsac".
(25) Georges Ifrah : "Les chiffres ou l'histoire d'une grande ambition". Laffont, Paris 1985.
(26). "La saga de l'informatique", Science et avenir, no spécial, no 49.
(27). Dominique Dubarle : "Une nouvelle science, la cybernétique. Vers la machine à gouverner ? ". Le Monde 28 déc. 1948.
(28). Claire Lobet-Maris : 10 oct. 1991à propos
du colloque "Evolution sociale des nouvelles technologies de l'information
et de la communication". Namur, nov-déc 1990.
Cf aussi Journal de réflexion sur l'informatique no 18, FUNDP, Namur
1991.
(29). Francis Pavé, 14 nov 1991 à propos de son livre "L'illusion informaticienne", L'Harmattan, Paris 1989.
(30). Evelyne Volpe, 9 janvier 1991 : Représentation informatisée et espaces habités.
(31) Jürgen Habermas : "Théorie de l'agir communicationnel". Fayard, Pris, 1987 (2 tomes).
(32). Antoine Picon, 11 mars 1993. . Logique de l'évènement et paradigme informatique