Les degrés de l’art génératif
Pierre Berger
Notes
pour une intervention dans le cadre du
cours « Art Génératif » d’Alain Lioret, à l’Université Paris 8
Mercredi 7 décembre 2011
Posons que l’art génératif se caractérise essentiellement par une
attitude de l’artiste : il entend transférer à ses œuvres tout ou partie
de sa capacité génératrice d’émotions et à la limite, sa créativité même. Ce
transfert peut-être plus ou moins radical, et se développer dans plusieurs
dimensions. Il ne peut donc pas vraiment s’organiser selon une seule dimension,
où nous distinguerions des « degrés », mais nous le ferons quand
même, pour la clarté de l’exposé.
1. L’artiste se conforme à
un modèle. Il reste l’acteur, le performeur. Mais il se farde, se déguise,
se perce, se tatoue. Il organise ses gestes, sa voix, dans des normes, des
codes, des langages.
2. L’artiste donne forme à
une matière qui lui est extérieure. Il marque la paroi de sa main trempée
dans la boue. Il modèle la glaise, sculpte le marbre, fond le bronze.
Elle devient un objet autonome dans l’espace, dans le temps, et par
là dans l’espace juridique : possession vaut titre.
3. L’artiste prolonge son
corps par des outils. Il peint avec un chalumeau. Il coupe, grave et taille
avec le silex, puis le métal. Mais aussi, il frappe le gong, frotte la corde,
sonne la trompe.
Dès lors, le transfert est double. L’art génératif est
fondamentalement récursif : l’outil recommence indéfiniment la création.
La fonction s’appelle elle-même. Le moule reproduit et pourrait se reproduire
lui-même par surmoulage. La production se fait « en série ». Le
cuivre entaillé produit des milliers de gravures.
Ce gain en possibilités et en productivité a des avantages pour
l’artiste. Mais aussi des contrainte : l’œuvre « de série » n’a
plus l’ « aura de l’original ».
4. L’artiste fait appel à
des énergies extérieures : le feu, l’animal, le moulin à eau, à vent, puis
la vapeur. L’outil est devenu machine.
A la différence de l’outil, la machine n’est pas portée, elle a sa
propre présence sur le sol. Elle a aussi son propre rythme.
Ces capacités se transfèrent aux outils de production mais
aussi aux œuvres elles-mêmes : les automates sont des œuvres d’art (autant
que de curiosité). Et moyennant un couplage suffisant entre la temporalité de
l’original et la temporalité de sa reproduction… le son et l’image mobile sont
eux-mêmes reproduits.
Les séries s’allongent : quelques milliers d’exemplaires avec
la presse à bras, des millions avec la rotative. Et il ne maqua pas de voix
pour se plaindre de cette vulgarisation de l’art.
5. L’artiste transfère à la machine certaines de ses capacités sensorielles. C’est la
cybernétique, pour faire simple. La machine s’adapte à l’environnement, aux
caractéristiques de la matière. Elle (métaphoriquement) s’efforce d’attendre
l’objectif qui lui est assigné. Elle devient capable de se déplacer de manière
autonome.
Parmi ces « perceptions », celles qui concernent les
intentions de ses spectateurs. L’œuvre devient interactive.
6. L’artiste transfère son intelligence
(« artificielle ») : fonctions de calcul, de logique, de mémoire.
L’artiste génératif ne dit pas « L’ordinateur n’est qu’un
outil » ! Il inclut l’interprétation des perceptions venant des
capteurs, le pilotage des énergies extérieures (actionneurs), la prise de
décision, la génération d’une forme de hasard Le résultat n’est plus totalement
prévisible.
7. L’artiste transfère sa capacité de jugement esthétique. Il introduit des critères
esthétiques. Cela semble aujourd’hui d’autant plus choquant qu’il y a une
« crise de la critique ». Cela s’impose aussi du fait que la
production automatique d’ « œuvres d’art » dépasse de plus en plus
largement la capacité d’absorption du public. Il est donc indispensable au
minimum de faire un tri dans cette production, et si possible de viser une
forme d’optimisation.
8. L’artiste donne à l’œuvre la capacité d’autoreproduction. La théorie est
formulée à partir de Von Neumann. Les virus informatiques, quelque quarante ans
plus tard, montreront qu’il ne s’agit pas d’une « expérience
mentale » ! Le cours s’étendra sur la diversité de ces
techniques : automates cellulaires, vie artificielle, fractales, etc.
9. L’artiste modèle le
vivant (« naturel »). C’est la caractéristique fondamentale du
néolithique : de la chasse et de la cueillette, on passe à l’élevage et à
la culture. On intervient de plus en plus profondément dans les processus
reproductifs animaux et végétaux (OGM), dans des objectifs aussi bien
artistiques qu’économiques et industriels.
Dès les origines, cette orientation est contestée, d’ailleurs
(Caïn et Abel).
Scientifiquement, la convergence entre ces deux capacités créatrices trouve un
fondement inespéré dans la découverte de l’ADN. La vie elle-même, en son
fondamentalement, est digitale. Vie artificielle et Intelligence artificielle
ne font qu’un ? En pratique, les approches restent fondamentalement
différentes : descendante pour l’IA, montante pour la VA.
10. L’artiste se reproduit
complètement lui-même, dans l’intégralité de son corps (matière) et de son
« âme » (forme). C’est le mythe antique de Pygmalion, le problème
très actuel du clonage et du « designer baby ».
Il peut ici y avoir une forte différence de point de vue entre
hommes et femmes. Dans la reproduction, l’homme joue un rôle
presque accidentel. C’est la femme qui fait l’essentiel. Elle le paie de
contraintes physiques non négligeables (poids des seins et du bassin). Elle y
trouve des formes d’accomplissement psychologique qui sont inaccessibles à
l’homme.
Nous touchons là aux fondements radicaux de la morale et de la
religion. Avons-nous le droit d’y toucher. L’art génératif n’est-il pas une
voie d’exploration, relativement anodine, de ces sommets périlleux On
peut cependant s’étonner, s’inquiéter, de l’imprudence de certaines
expériences. Les virus sont on ne peut plus auto-reproductifs. Et, dans une
informatique totalement connectée au niveau mondial, un Internet des objets…
n’est-ce pas aussi et plus dangereux que Fukushima.
Symétriquement, est-il « moral », est-il
« humain » de laisser au hasard des pulsions psychologiques et des
cross-over intra-utérins le soin de déterminer ce que sont nos enfants ?
11. L’œuvre de l’artiste
dépasse l’humain actuel
La reproduction des humains par eux-mêmes, est-elle la forme
ultime de l’art génératif ?
On trouve ici deux types de scénarios. Les premiers voient les
bipèdes actuels dépassés par une nouvelle espèce plus puissante Certains
l’espèrent plutôt (Yves Pascalet : L’humanité disparaîtra) voire en font
un devoir aux humains d’aujourd’hui (Totalement inhumaine, de Truong). En
général, la transition est vue de façon catastrophique (La Planète des Singes).
Parfois de manière assez pacifique (Moravec : les nouvelles espèces
s’installeront dans l’espace interstellaire, et conserveront la terre comme une
sorte de réserve naturelle).
Les deuxièmes prévoient une « co-évolution » des deux
formes de vie. Soit la convergence « cyborg » (par exemple les vues
de la féministe Dona Haraway) soit vers des formes franchement nouvelles :
ni des hommes « robotisés », ni des machines
« humanisées », mais de nouvelles formes d’être où l’humain lui-même
sera redéfini. Dans cette optique, se référant aux Mille Plateaux de Gilles Deleuse :
Johnston écrit : « Le sujet humain n’est plus alors un créateur à
l’image de Dieu, mais un des acteurs d’un processus « machinique »
plus large ».