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Hentschläger : l'art en recherche des limites de l'acceptable

Hentschlâger : Core (Création 2012 pourThe Ironbridge Gorge Museum).

L'image fournie avec le Le communiqué. de Kurt Hentschläger annonçant sa prochaine exposition (de mars à septembre 2012) nous a fait pousser un cri de plaisir. L'impression de trouver enfin la réponse à une question lancinante : comment faire sortir l'art algorithmique, génératif ou pas, d'une abstraction minimaliste qui a ses charmes mais finit par lasser. Selon les termes du communiqué : "L'installation est conçue comme un ensemble de cinq fenêtres ouvertes sur un monde en apesanteur peuplé par des groupes d'humanoïdes. Ces êtres, des clones (ils sont tous identiques) interagissent, instinctivement la plupart du temps, comme un banc de poissons ou une volée d'oiseaux, ou parfois, d'une façon plus organisée." Il faut dire que ces "humanoïdes" sont bien loin des "beings" d'Alain Lioret comme des danseuses de Michel Bret, a fortiori des noirs insectes que montraient Sommerer et Mignonneau à Karlsruhe. Hommes ou femmes... difficile à dire. Asexués, puisqu'ils sont tous identiques. Mais, en tous cas, sensuels dans leurs formes comme dans leurs mouvements.

L'art numérique ira-t-il jusqu'à une sensualité à la Rubens ? C'est dire encore plus loin, puisqu'il peut y ajouter le mouvement et l'évolution générative. Cette exubérance sensuelle autant qu'algorithmique est, on peut l'espérer, une des grandes voies d'avenir de l'art numérique, dans une zone étrange et encore peu explorée ou le figuratif rejoint l'abstrait. Mais cette évolution ne serait-elle qu'une solution de facilité, un style Louis XV de l'art numérique... ou, pire, un nouvel art pompier ?

Rubens. Le jugement de Paris.

Hentschläger expose depuis 1983. Il a d'abord montré des objets mécaniques des films et animations grahiques et sonores. De nos jours, un artiste qui expose depuis trente ans a encore un grand avenir devant lui (on le voit bien avec la créativité toujours renouvelée d'un Fred Forest). De même que la médecine prolonge la vie, nouvelles technologies ouvrent de nouvelles avenues aux créateurs. Ce que nous apprécions ici, c'est la montée en ""substance"", l'apparition de ""beings"" (comme dirait Alain Lioret) construits sur des modèles de plus en plus complexes. Pour Hentschlager, l'immersion est une manière d'exprimer le sublime de la condition humaine. Il travaille actuellement sur la perception humaine et la conscience collective.

Mais il inquiète, car il va très loin, comme le révèle la substantielle interview qu'il a accordée à Andrew Goldstein pour Motherboard : Kurt Hentschlager's Hallucinatory, Freakout-Inducing, Torture-Curious ZEE (traduisons librement : ZEE, une "oeuvre hallucinatoire, sidérante, aux frontières de la torture"). Il pousse aux limites l'usage de la stoboscopie, connue comme dangereuse, en tous cas pour un certain nombre de personnes sensibles. On peut aller jusqu'à l'évanouissement (seizure).

JacJames Powderly en "position banane", illustration publiée par Libération et extraite de la compilation Torture Classics qu'il a publié avec le duo d’hacktivistes viennois Ubermorgen.

Et il assume : "Nous avons eu quelque 8000 visiteurs, et je pense qu'il y a eu quatre syncopes" (seizures). Il ne nie pas que ces techniques ont été utilisées comme des formes de torture dans les prisons allemandes (années 1970, affaire Baader-Meinhof), au KGB voire à Guantanamo. Voir l'article Torture à pleins tubes signé par Marie Lechner dans Libération du 31 août 2010, avec la mention... art numérique ! Il justifie cette prise de risque comme nécessaire à l'intensité de l'expérience sensorielle, du sublime. Il se réfère au romantisme, qu'il définit par le fait que l'émotion y précède l'analyse rationnelle. "J'aime avoir des expériences intenses, que des choses me saisissent physiquement et par l'émotion, ne se traduisant qu'ensuite par un événément cérébral". Il pourrait ajouter que les spectateurs sont des "adultes consentants".

D'autres expériences artistiques, ou considérées comme telles, prennent bien des risques. Les installations de James Turrell sont elles aussi très "violentes". Le logiciel Tierra, de Thomas Ray, par exemple, pour passionnant qu'il soit et inspirateur de l'art génératif, montre à quel point les chercheurs d' ""émergence"" ont des allures d'apprentis-sorciers. Traduisons [Johnston] (p.217) : "... Ray fut très surpris des résultats du premier passage d'essai de Tierra... il supposait qu'il lui faudrait encore beaucoup de travail pour lancer un véritable processus évolutionnaire... mais il n'eut jamais à en écrire un nouveau germe".

Daniel Suarez : Kill Decision. A SF thriller about swarmes of armed drones.

De tels systèmes ont été au départ développés en laboratoire, donc dans des environnements relativements protégés. Mais il commence à y en avoir des versions "cloud". La machine IBM Watson aussi, forme la plus avancée à ce jour de l'intelligence artificielle, pourrait se déployer dans tout cet espace (voir entre autres un article de l' ICT Journal ). On développe par ailleurs des "immune systems" (Wikipedia) tellement bien protégés contre les agressions qu'ils pourraient échapper même à leurs développeurs. La science-fiction commence à s'intéresser sérieusement aux scénarios-catastrophes qui pourraient en découler, par exemple Kill Decision, de Daniel Suarez (Dutton Adult, 2012).

Que les raisons soient médicales, militaires, criminelles ou relèvent de la simple aliénation, des centaines de milliers de chercheurs travaillent aujourd'hui à développer de bien dangereuses merveilles. Dans notre siècle hyperconnecté, leurs effets pourraient se propager presque instantanément de Boston à Dubai et de Tokyo à Ouagadougou.

Les projets des artistes numériques couvrent tout le spectre des possibles. Les uns restent en dehors de la mêlée : pour eux, l'ordinateur n'est qu'un outil ; il est donc neutre et en dehors de leurs engagements. Les autres jouent de la dérision. Les activistes des ""tactical media"" prennent les technologies à leur jeu pour contrer les abus des entreprises et surtout des Etats. Les artistes ""génératifs"" en jouent positivement, mais en général ne dépassent pas le cadre d'univers suffisamment limités pour apaiser les inquiétudes. Hentschlager est à la fois le plus prometteur artistiquement et le plus dangereux humainement.

Est-il permis de le laisser poursuivre dans cette voie ? Mais au nom de quels principes et de quelles législations censurer ou du moins encadrer ses projets ? L'Opecst (Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques) s'intéressera peut-être un jour aux arts numériques.."

(Première version publiée en avril 2012, revue en septembre 2012).

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