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Une fatalité paradoxale

Pierre Berger pour Autrement, numéro 37. février 1982; "Informatique matin, midi... et soir !

Y a-t-il une fatalité, un déterminisme de l'informatique ? Oui. L'informatique n'est que la pointe actuelle de cette croissance qui est fondamentalement inscrite dans notre nature. Ou il faut renoncer à l'idée même de progrès, ou il faut admettre qu'il passe par l'ordinateur, machine à traiter de l'information.

La croissance en effet, bute aujourd'hui sur des limites matérielles, spatiales, temporelles, économiques. L'humanité a couvert à peu près tout l'espace habitable, s'essouffle à courir de plus en plus vite, consomme les ressources naturelles plus vite qu'elles ne se renouvellent. Grandir encore nous oblige à trouver de nouveaux espaces, de nouvelles formes de croissance. Or, il existe quelque chose que l'on peut multiplier et faire grandir indéfiniment, tout en consommant de moins en moins de matière, d'énergie, d'espace, de dollars : c'est l'information. A l'infini ? Pas tout à fait, mais chaque jour un peu plus loin : voyez la taille des circuits intégrés, la capacité des disques optiques, des fibres optiques.

L'information, direz-vous, oui. Mais pas nécessairement l'informatique avec sa logique binaire, ses stupides automates calculateurs, ses tristes salles climatisées et les blouses blanches de ses clercs ! Eh bien, si.

D'abord, le binaire. L'information ne progresse qu'en se formalisant, en se digitalisant. Le binaire de l'informatique n'est que la rencontre d'une frontière fondamentale au terme d'un long parcours (acquisition du langage articulé, de l'écriture d'abord par idéogrammes puis par l'alphabet, du calcul sur chiffres décimaux et sur symboles). Alphabet et numération décimale sont probablement des optima pour nous humains avec nos corps, yeux et mains, et notre cerveau tel qu'il est. La machine nous a conduits à pousser plus loin le formalisme, car pour elle, le binaire est idéal, qu'il s'agisse de repérer des niveaux, de commander des appareils, de faire les combinaisons nécessaires pour passer de l'information à l'action.

Pour la machine elle-même, la formalisation et la digitalisation sont une montée progressive. La plupart des machines étaient au départ "analogiques", avec des comportements continus, progressifs, plus ou moins proportionnels, analogues aux phénomènes pris en compte ou engendrés. La mesure du temps est significative à cet égard : cadran solaire et clepsydre sont mécaniques. Huygens introduit une digitalisation au coeur de la pendue avec l'échappement et les engrenages. Le processus atteint sa limite avec l'emploi d'un quartz suivi d'un calcul formel pour avoir les minute et les secondes.

Le phénomène est omniprésent, depuis les composants électroniques de base, où l'on recourt au digital pour toutes sortes de fonctions, même aussi peu "chiffrées" que la génération du bruit blanc ! Tout se fait digital, et de plus en plus digital : un ordinateur de 1981 est plus digital que ses ancêtres des années 40 : son tableau de bord ne comporte plus de cadrans et tout son fonctionnement est régi par un "système d'exploitation" hautement formel.

L'automate et ses clercs

Les automates ? Le mot est vieux, évoquant les poupées animées des devantures, et le canard de Vaucanson, ou la théorie des automates finis, pour les connaisseurs. Ce qui compte, c'est l'autonomie fondamentale de l'automate : une fois lancé, pour la durée de son cycle, il est autonome. Le plus important dans un ordinateur, ce n'est pas tant qu'il calcule, mais qu'il calcule de manière autonome, suivant le programme qu'on lui a fixé. Le principe en a été posé par Von Neumann, et l'on n'a pas trouvé mieux depuis 40 ans : le programme est une suite d'instructions, c'est à dire d'opérations à effectuer. La machine les exécute l'une après l'autre, dans l'ordre indiqué, même quand certaines instructions particulières lui commandent de repartir à un autre endroit de la suite... ou au début, pour recommencer indéfiniment le travail.

Sur cette base, on peut construire toute opération formelle, aussi complexe soit-elle. De même que le digital, à condition de découper assez finement, peut représenter n'importe quel texte, image fixe ou animée, noire ou couleur, de même un processeur élémentaire, avec un programme assez long, peut exécuter toute opération formelle. Où est la limite du formel et du programmable, la question reste ouverte, mais nous y reviendrons.

Automate stupide ? C'est le fait de sa finitude, comme l'a bien montré Elsa Triolet (L'Âme) : au bout du programme, il n'y a plus qu'à recommencer. Comme on dit d'une personne : elle ne m'intéresse plus, j'en ai fait le tour. Mais ce recommencement trace un cercle, celui de son autonomie, d'où elle nous exclut. Plus elle se perfectionne, plus elle agrandit son cercle, plus nous sommes rejetés vers l'extérieur. Il y a là un déterminisme essentiel.

Et la triste salle climatisée ? Les grandes salles d'ordinateurs, telles que nous les connaissons aujourd'hui, ne sont peut-être pas appelées à grandir et à se multiplier La miniaturisation et la répartition des systèmes permet d'en réduire le volume. Mais dans une certaine mesure seulement. En effet, la micro-informatique appelle la méga-informatique. Les terminaux à domicile appellent des centres serveurs (banque de données) et des centres de commutation. Les uns et les autres occupent des volumes non négligeables. Ils ne nécessitent pas d'autre présence physique de l'home que le dépannage éventuel. Il y aura donc multiplication des lieux ris immobiles et silencieux, aussi tristes et laids que le contenu de notre boite crânienne. Aussi précieux, aussi solidement protégés, aussi fortement reliés à l'ensemble du corps social, aussi consommateurs d'énergie bien régulée.

Restent les clercs en blouse blanche. Dieu sait qu'on en a prédit la disparition (et je n'ai pas manqué au concert, il y a quelques années). Et pourtant, ils sont toujours là, et bien là. On en manque toujours. Voyez les pages de petites annonces des quotidiens et des hebdomadaires spécialisés. Pourquoi ? D'abord, les grands systèmes informatiques sont inévitablement complexes. Ces vastes logiques, ces automates finis mis potentiellement immenses, ces lieux aussi denses que gris, exigent une aptitude à l'abstraction, une connaissance concrète des spécificités techniques, voire une familiarité presque esthétique avec leurs comportements, corrects ou déviants. Cette compétence ne peut être le fait du commun des mortels, il a bien d'autres choses à faire.

Réseaux et serveurs, ensuite, représentent trop de capital investi, sont trop omniprésents et en permanence indispensables à notre existence pour qu'on y laisse intervenir des amateurs. Vous laisseriez-vous trépaner par un secouriste bénévole ? Enfin, ces ressources doivent être partagées. Il faut faire communiquer hommes, femmes, machines. Or les besoins et les langages diffèrent. Il faut en permanence créer et faire évoluer des "interfaces" : c'est difficile. Mais aussi, partage et collectivité impliquent conflits, luttes. Il faut arbitrer, il faut faire la police, certes sur un mode abstrait.

Ces hommes de formation technique approfondie, ouverts à des structure très abstraites, conscients des valeurs qu'ils protègent et des risques qui les menacent, comment s'étonner, blouse blanche ou pas, qu'ils soient un peu froids, un peu lointains ? Alors, l'avenir est-il donc irrémédiablement noir, pire, gris ?

 

Les racines de l'espoir

On ne prouvera jamais au pessimiste qu'il a tort. L'argumentation d'un Ellul, par exemple (Le système technicien) a quelque chose d'irréfutable. On ne prouve pas la vie par la logique. Comme le désir, toute logique poussée à la limite ne conduit qu'à la mot.

Seul un "acte de foi" fait croire à la vie. Chacun l'étaie à sa manière. L'un voit dans le présent ses aspects les plus positifs (l'ordinateur est efficace, passionnant, vient au secours de l'aveugle et du paralytique), attend l'avènement d'un futur qui chante (civilisation des loisirs, informatique pour tous) ou rappelle que les crainte du passé se sont avérées excessives : loin d'engendrer du chômage ou de robotiser les individus, la machine a permis de faire vivre des populations de plus en plus nombreuses, avec un niveau de vie toujours plus élevé, une meilleure information, voire une meilleure culture. Alors, voyez comme les enfants s'adaptent bien à l'ordinateur, le parti qu'ils en tirent, la joie qu'ils y déploient. Et vive la télématique, ce splendide moyen de communication entre les hommes qui nous conduit à des niveaux supérieurs de vie sociale.

Personnellement, et sans croire au paradis sur terre, j'appuie un optimisme fondamental sur des raisons plus technique, sur le fait que la logique même du développement de la machine la conduit, passés certains niveaux quantitatifs (d'ailleurs actuellement mal précisés) ,à infléchir la rigueur de ses axes, à se replier, à s'assouplir, bref à s'humaniser. Tentons de poser sinon une démonstration, du moins les bases de ce qui pourrait en être une.

Au niveau le plus technologique, celui des monocristaux où s'impriment les circuits intégrés qui sont le coeur de l'informatique, on sait que plus le nombre des composants élémentaires (unités élémentaires de mémoire, de logique) s'accroît sur un circuit, plus les défaillances se font probables. Sur les grands circuits intégrés de mémoire, par exemple, les fabricants sont conduits à prévoir des zones de réserve, qui seront plus ou moins automatiquement mises en service, au fur et à mesure des pannes repérées sur les autres parties. Cela ne fait-il pas penser à notre système nerveux, avec ses neurones dont il meurt irrémédiablement des milliers tous les jours, et qui se reconfigure en permanence pour continuer à fonctionner normalement ?

Au niveau des logiciels, les spécialistes savent que tout logiciel tant soit peu développé (un "système d'exploitation", par exemple, comporte toujours des erreurs et des zones d'incertitude qui interdisent de le considérer comme un produit tout à fait fini, livrable et utilisable sans précautions, sans documentation sur les incidents prévisibles, sans dialogue entre le fournisseur et ceux qui le mettront en oeuvre.

Ainsi voit-on apparaître des systèmes matériels et logiciels conçus pour fonctionner malgré les défaillances de tous ordres. On se sert, par exemple, de plusieurs calculateurs en parallèle (et cela-même crée parfois des difficultés, comme on l'a vu avec la première navette spatiale américaine). C'est au point que les anglo-saxons ont créé l'expression, qui n'a pas d'équivalent français, de "fault tolerant systems". Un système tolérant les fautes ! Voilà un vocabulaire qui, bien que visant la technique la plus technicienne, évoque plus l'Evangile que les mathématiques.

On oublie un peu que la physique nucléaire nous a obligés à reconnaître un principe d'incertitude au coeur-même de la matière, et un principe de relativité omniprésent à tous les niveaux du Cosmos. Ici encore, on notera qu'il ne devient perceptible que passés certains niveaux quantitatifs, ici par contre bien précisés puisque les calculs ont pu être faits.

Au niveau le plus abstrait, on sait depuis Gödel et Church (voir "les limites de la formalisation" in Logique et Connaissance Scientifique, collection La Pléiade), que, mathématiquement, les systèmes formels ont des limitations ; par exemple, dans tout système formel d'un certain niveau, il existe des propositions indécidables. Et ces limitations ont un caractère essentiel, elles sont implicitement contenues dans le projet même de la formalisation. Une raison de base "ils sont capables de se refléter à l'intérieur d'eux-mêmes". Voilà un repli qui évoque fort Teilhard de Chardin. Donc la machine - qu'elle le veuille ou non, su je puis dire -s'humanise. Et ces raisons fondamentales se traduisent effectivement, au niveau le plus pratique, plus macroscopique, des produits qui nous sont proposés et des utilisations que nous en faisons. Inutile d'insister sur le fait que, dans certaines limites, leur emploi devient plus facile, plus agréable, plus accessible. Un mot résume le problème , voire le système-même de cette évolution : les machines deviennent plus "intelligentes". Tous ces aspects, évidents et palpables, mais encore embryonnaires, ne sont que la manifestation d'une évolution fondamentale : la machine s'humanise".

Vous avez dit "humanisation"

Que veut dire s'humaniser ? On a depuis longtemps vu les limites, les ridicules et l'inefficacité d'anthropomorphismes naïfs. Et si la machine va "vers l'homme", de quel homme s'agit-il ? Car, dans le même temps, l'homme se mécanise, s'automatise, se robotise. C'est à la fois un espoir, une crainte et... un fait.

Sur plan matériel, on sait décrire chaque jour un peu mieux les multiples mécanismes de l'anatomie, de la physiologie, de la psychologie même. Au point qu'il n'a jamais manque de "réductionnistes" pour affirmer que toute la vie, toute pensée, pouvait se réduire aux lois les plus déterministes de la matière. Décrire conduit à imiter, à reproduire, à remplacer, et l'univers des organes artificiels s'élargit tous les jours. Ces organes eux-mêmes se font tous les jours plous "sort", plus intelligents même. On est passé de la jambe de bois à ces prothèses plastiques, et l'on met aujourd'hui à profit le microprocesseur et toute la robotique pour remplacer jambes, mains, yeux. A terme, génie biologique et bébé éprouvette ?

Education, apprentissage, sont aussi, pour une large part, l'acquisition de tours de main, de bonnes habitudes, de bons réflexes, de méthodes, autant de mécanismes tournées vers l'efficacité et la sûreté. Ces mécanismes acquis changent avec les siècles. Depuis le XIXe, deux grandes "machines" appellent des comportements adaptés, à tous les degrés de l'échelle, depuis les plus prestigieux jusqu'aux plus humbles : L machine technique, l'usine, avec ses ingénieurs et ses ouvriers à la chaîne, la machine administrative, avec ses grands commis et ses gratte-papier (on pourrait aussi citer la machine militaire, la machine pénitentiaire, etc.).

Mais les phases les plus brutales de cette mécanisation prussienne, taylorienne, kafkaïenne, apparaissent de plus en plus dépassées. On manque de personnels ayant le sens des responsabilités, de l'autocontrôle, de la communication (voir les rapports Bérot/Capdeville, au ministère de l'Education, sur les formations à la bureautique).

L'homme, sans doute, reste fondamentalement lui-même. Mais il évolue profondément dans ses modes d'incarnation, ses déterminations concrètes individuelles et surtout ses organisations sociales, son savoir-être personnel et collectif dans le monde technique. Ainsi, hommes et machines tendent toujours à des relations plus denses, plus puissantes, plus intimes. L'ordinateur domestique ! Cela nous effraie parce que nous imaginons une réduction de l'homme à des machines primitives (l'ouvrier crucifié sur son cadran dans le Métropolis de Fritz Lang, le fonctionnaire de Courteline), et qu'inversement, nous n'imaginons l'humanisation de la machine que par la copie des aspects les moins intéressants de l'homme, ses tendances routinières, et surtout sa volonté de puissance. Maintes fois, la science-fiction nous a raconté la prise du pouvoir par des machines, depuis les robots d'Urel Capek jusqu'à Alphaville et bien d'autres.

L'home et la machine, ensemble, peuvent aller plus loin.

A quoi ressemblera donc ce monde futur, ce oint Omega de l'informatisation ? Nul ne peut le dire. La prospective informatique est plus difficile aujourd'hui qu'il y a vingt ans. Il était assez facile, alors, de prolonger quelques tendances technologiques et économiques, pour imaginer l'avenir (encore s'est-on bien souvent trompé). Aujourd'hui le jeu des interactions entre l'homme et la machine, depuis les niveaux les plus immédiats (ergonomie, langages de commande, emploi de la voix, prothèses)...) jusqu'aux plus globaux (maîtrise démocratique de l'informatisation) est trop enchevêtré pour qu'il soit facile d'y discerner des axes sûrs. Il y a quelques lignes porteuses inéluctables, et nous avons tenté ici de les tracer, mais ces lignes s'enroulent en arabesques de plus en plus serrées, écrivent un texte de plus en plus riche, plus subtil; Sera-t-il poème, tragédie, épopée ? Nous avons déjà les mains sur le clavier pour l'écrire.