Tracking, surveillance
NJ woman Wendy Tucker arrested for flashing breasts to surveillance camera (from GA Daily News).
Pendant l'hiver 2011-2012, un certain nombre de présentations artistiques ont pris pour thème le "tracking", la surveillance :
- Lozano-Hemmer, et la grande exposition que lui a consacré la Gaïté lyrique (septembre-novembre 2011),
- Veit Stratmann à Synesthésie (novembre 2011-janvier 2012),
- Différents projets, plus artisanaux, par AADN à Lyon.
Cela nous fournit l'occasion d'une réflexion plus générale sur les oeuvres consacrée à ce sujet, et au delà sur les différentes formes de l'engagement social et politique des artistes numériques.
Avant de parler des artistes à proprement parler, ne résistons pas au plaisir de signaler que ces systèmes peuvent à l'occasion générer des contenus de type imprévu (on dirait en américain UGC, user generated contents).
Veil Stratmann
Veit Stratmann représente le cas minimal avec Eclairage Public L'oeuvre à proprement parler ne comporte que quelques photographies (dont une ci-contre) et un texte, qui a été communiqué à la presse comme un projet "irréalisable", une fiction urbaine. L'idée est assez simple et tout à fait réalisable d'ailleurs : en fonction de l'activité enregistrée dans les espaces publics (nombre de personnes présentes, vitesse de leurs déplacements), l'éclairage est réduit ou augmenté. Avec un effet positif sur les économies d'énergie, mais le danger d'une surveillance ciblée par "les autorités", qui peuvent alors "facilement localiser des situations forcément anormales puisque hors des normes d'éclairage".
Le seul aspect artistique de l'oeuvre est la qualité des quelques photos présentées. Pour le reste, le discours reste bien court. Sensibilisation... oui. Mais à quoi au juste ? Si "les autorités" disposent de capteurs pour mesurer l'activité dans un lieu public, elles n'auront nul besoin de traduire les résultats sous forme d'éclairage, et les commissariats concernés seront alertés directement. Aucune action n'est d'ailleurs proposée en réponse à une telle menace.
Lozano-Hemmer
Rafael Lozano-Hemmer va beaucoup plus loin dans l'ampleur des moyens techniques et des ambitions esthétiques. L'exposition Trackers à la Gaîté lyrique occupait l'ensemble des espaces d'exposition de cette institution, en particulier la grande salle de projection avec son mezzanine. Différentes formes d'interacion étaient offertes, et nous avons pu constater que le public les appréciait, avec des temps de présence à l'oeuvre de quelques minutes (alors qu'un spectateur, dans un musée par exemple, ne passe qu'exceptionnellement plus de 20 secondes devant une oeuvre donnée). Pour autant, ici encore, le message reste un peu court, du genre "Souriez, vous êtes filmé". On reste au stade de la pure sensibilisation.
AADN, avec sa soirée Kernel Panic presque intime à la Boulangerie du Prado de Lyon, un espace associatif autogéré, installé dans une ancienne boulangerie d'un quartier relativement défavorisé (elle est proche par exemple d'un important centre d'accueil social d'urgence) est par contraste d'une extrême modestie. Quelques sympathiques et amusants bricolages interactifs à base de Kinect et de ses possibilités de "tracking", potentiellement liberticides. Le feuillet d'annonce l'explicite ainsi "Nouvelles possibilités de création ou d'expression offertes par la kinect ou la captation infrarouge ? Menace sur les libertés individuelles que peuvent faire peser dispositifs de reconnaissance faciale ou puces RFID ?".
AADN
Le discours est du même niveau d'engagement politique que dans les deux premiers cas. Mais la pratique proposée est tout autre : "Autour de vidéos, de discussions, de tests de dispositifs de tracking et de démonstrations techniques... un tour d'horizon de ce que nous réserve... ". Orientation de dialogue qui ouvre en outre sur la pratique avec la présence du Laboratoire ouvert lyonnais, d'orientation plus interventionniste, "hacker" et média tactique.
Aller plus loin politiquement, indépendamment de l'art ? Le problème ne date pas d'aujourd'hui, et l'on trouvera quelques références aux articles cybersurveillance et télésurveillance de notre Dictionnaire des Stic et plus en amont, sur le thème général "informatique et libertés". Au delà de l'alerte et de l'appel à l'indignation, il peut être important de propose des démarches constructives, conciliant les besoins complémentaires de sécurité et de vie privée. En 2002, Stéphane Callens (interviewé par Asti-Hebdo No 120 à propos de son ouvrage Démocratie et télésurveillance Presses universitaires du Septentrion) y voyait un cas d'application des "jurys citoyens". Dans quelle mesure, et selon quelle modalités, se discutent actuellement ces projets, qui relèvent très largement des conseils municipaux.
Sven
Amy Alexander unit l'art interactif et la sensibilisation politique dans son oeuvre Sven (Surveillance Video Entertainment Network). Cette installation est décrite par son auteur dans le collectif [Adams] et, plus facilement accessible, sur le site http://deprogramming.us/sven/, que nous traduisons librement ici : "Le système comporte une caméra, un écran et deux ordinateurs. Il peut être installé dans un lieu public, en particulier s'il y a des chances qu'une caméra de surveillance y soit installée. Le logiciel surveille les piétons et fournit en général une image standard, sauf si elle considère que le piéton ressemble à une star du rock. Dans ce cas, elle génère des sortes de clips vidéo et de la musique correspondant à la star. L'idée est de regarder avec humour et de démystifier les inquiétudes nées de la surveillance. ". L'équipe considère l'oeuvre comme relevant des tactical media (et plus précisément du "tactical software art").
Laura Kurgan atteint des sommets d'ambition avec ses projets au SIDL (Spatial Information Design Lab), de l'unversité de Columbia. Parmi les dizaines de projets recensés par le site, certains ont une dimension surtout politique, d'autres sont d'abord des oeuvres d'art. Par exemple l'oeuvre You are here, basée sur le GPS.
Laura Kurgan
A la limite, c'est toute la conception d'un espace social qui deviendrait un art, depuis l'urbanisme au sens traditionnel (spatial et architectural) jusqu'à l'organisation des rythmes et à la recherche de meilleurs équilibres ou de combinaisons nouvelles entre le personnel et le collectif, la sécurité et la vie privée. (Ci-contre, une image du film Insitu, présentant le projet pour La Défense de Gwenola Wagon et Stéphane Degoutin). Nous sommes toujours un peu écartelés entre deux mythes : le petit village sympa où tout le monde se connaît et s'entraide (... à voir de près, c'est en général beaucoup moins rose) et la grande ville où l'anonymat permet toutes les libertés (... à voir de près... sans commentaires). Chercher les meilleurs compromis, inventer de nouvelles entités spatio-temporelles, ce serait la forme suprême de l'art, en particulier numérique, et a fortiori génératif, bien entendu. En ce sens, un Malraux est plus artiste en créant les MJC qu'en écrivant ses romans, et Jacques Lang artiste autant et plus que politicien en lançant la fête de la Musique.
La Défense, seen as an artistic project by Gwenola Wagon and Stéphane Degoutin.